Je suis conscient que les propos sur la discrimination suscitent généralement un certain malaise chez les Canadiens. L’existence du phénomène est une révélation inconfortable pour ceux qui ont le privilège de ne pas en être conscients; mais compte tenu du nombre accablant d’expériences vécues au quotidien par des Canadiens racialisés, des communautés autochtones, des femmes, et des personnes qui s’identifient comme LGBTQ+, suggérer que cette discrimination est chose du passé relève presque de l’offense. Nous pensons souvent à tort que, sous prétexte que la discrimination flagrante est plutôt rare dans le milieu de travail canadien, cela doit signifier que la discrimination raciale n’y est plus un problème. Nous avons aussi tendance à nous comparer à d’autres pays qui ont des conditions beaucoup moins bonnes, et par conséquent à ignorer notre propre réalité sous prétexte que nous semblons en meilleure posture qu’eux. Les comparaisons avec le passé ou avec la situation au Sud de la frontière n’aident pas beaucoup non plus. Pour préciser le problème, dans notre effort global pour recruter et garder une population plus diversifiée, il nous faut être conscients des défis que cela suscitera nécessairement si la culture organisationnelle ne progresse pas vers un milieu où tout le monde se sent inclus, car des politiques seules ne peuvent changer une culture. C’est pourquoi une prise de conscience plus marquée est nécessaire pour comprendre comment les membres d’une organisation peuvent, sans que ce soit de leur faute, se sentir exclus et aliénés de la culture organisationnelle. J’aimerais en particulier susciter une prise de conscience au sujet d’un type de discrimination répandu, mais qui est souvent négligé ou mal interprété et dont on va même parfois jusqu’à nier l’existence – et qui, par le fait même, a le potentiel de nuire énormément au moral et au maintien en poste des personnes touchées. Il s’agit du phénomène de la discrimination voilée. Je soutiens que de par notre vocation d’aumônier, qui se rapporte à la condition humaine, nous sommes souvent le premier point de contact pour ceux qui se trouvent en marge de la culture organisationnelle. Dans de nombreux cas, nous naviguons dans la zone grise des relations humaines, où les gens ont besoin de conseils dans le cadre d’un processus de discernement laborieux qui met à rude épreuve leurs ressources mentales. Les aumôniers, en tant que tels, jouent un rôle clé dans la lutte contre cette forme pernicieuse de discrimination en milieu de travail.
Identification du problème
Les formes les plus subtiles de racisme ont reçu, dans diverses études, les désignations de racisme moderne (McConahay, 1986), racisme symbolique (Sears, 1988), racisme aversif (Dovidio et Gaertner, 1986) et racisme démocratique (Henry et Tator, 1994). Ce qui revient dans toutes ces études, c’est la mention d’un racisme le plus souvent déguisé, et par le fait même, difficile à identifier et à reconnaître. Le mécanisme de racisme prend souvent la forme de microagressions, qui se définissent comme suit :
« les affronts, le dédain et les insultes – verbaux, non-verbaux ou véhiculés par le milieu, intentionnels ou non – infligés au quotidien à des personnes ciblées uniquement en raison de leur appartenance à un groupe marginalisé, et qui leur communiquent des messages hostiles, désobligeants ou négatifs. Dans bien des cas, ces messages voilés peuvent invalider l’identité de groupe ou la réalité expérientielle des personnes ciblées, les rabaisser au niveau personnel ou du groupe, sous-entendre qu’elles sont des êtres
humains de moindre valeur, suggérer qu’elles n’appartiennent pas au groupe majoritaire, les menacer et les intimider, ou les reléguer à un statut et à un traitement inférieurs » (Sue, 2010) [Traduction].
Des études qui se penchent sur les facteurs de stress liés à la race indiquent qu’il existe une importante corrélation entre ces facteurs et des résultantes néfastes pour le corps et la santé. Une méta-analyse menée par E.A. Pascoe et L. Smart Richman (2009), qui dresse un compte rendu exhaustif des liens entre les diverses formes de discrimination perçue et la santé physique et mentale, aboutit à la conclusion que la perception d’une discrimination a un effet négatif important sur la santé tant mentale que physique. Même si les études à ce sujet ne font généralement pas état de liens de cause à effet complexes, on associe la répétition des expériences causées par le stress à des conséquences sur le plan mental et physiologique comme la dépression, l’anxiété et de nombreux signes de mauvaise santé physique (Williams, Neighbors et Jackson, 2003). Les microagressions sont généralement commises de façon voilée par des gens bien intentionnés, si bien que la personne qui en fait l’objet vit aux prises avec des incidents répétés et ne sait souvent pas comment réagir et faire face à un milieu social qui véhicule une hostilité cachée (Sue, 2010). Prenons l’exemple d’une expérience plutôt banale, mais affligeante, à laquelle je suis régulièrement exposé : quand j’entre dans une boutique, il arrive souvent que les employés m’ignorent; toutefois, j’ai remarqué que dès qu’une personne de race blanche entre, on l’accueille chaleureusement et on lui propose de l’aide. Quand j’étais jeune, je n’en faisais pas cas (cela m’évitait d’être assailli par des employés à la recherche d’une commission), mais devenu adulte, je me suis pris à m’interroger sur ce type d’expérience, et je me suis rendu compte que le seul dénominateur commun entre les différentes situations dans lesquelles une personne ou une autre s’est retenue de me proposer son assistance était, ou est, ma race. Ces situations sont généralement centrées sur la race et sources de stress. Une étude par Richman et Jonassaint (2008) a fait ressortir que ce genre de facteur de stress lié à la race entraîne une altération des processus physiologiques et des réactions corticosurrénales. Quand on commence à s’inquiéter de quelque chose, le corps déclenche une réaction de stress biologique qui est, dans la plupart des circonstances, un phénomène biologique utile qui se dissipe après la disparition de la menace. Toutefois, cela peut causer des dommages si le processus est enclenché trop souvent. Comme l’indique clairement l’étude, l’exposition répétée au cortisol finit à long terme par engendrer bon nombre des états de stress mentionnés plus haut. Pour mieux comprendre ce phénomène dans le contexte militaire, je présente ici quatre cas :
- Le Slt Taylor, une musulmane d’origine afro-canadienne, est nouvelle dans l’unité. Pour rencontrer d’autres officiers et affermir son sentiment d’appartenance à la brigade, elle participe à un café des officiers hebdomadaire, où divers plats chauds sont servis. Elle remarque que tous les choix de plats comportent de la viande. Ayant observé cette tendance chaque semaine, elle décide de parler au personnel de cuisine et lui demande s’il serait possible de proposer un choix végétarien pour elle-même et ses collègues qui ne mangent pas de viande. On lui répond qu’il n’y a pas assez de végétariens pour justifier un choix végétarien. On ajoute que pour faire des sandwichs végétariens, il faut des installations de cuisine spéciales. On lui demande donc de manger les fruits et les légumes coupés. Après plusieurs requêtes refusées, elle finit par arrêter de participer au café hebdomadaire.
Message perçu par le Slt Taylor : Quand j’ai des besoins qui diffèrent de ceux de la majorité, on me traite comme une citoyenne de deuxième ordre qui doit accepter ce qu’on lui propose.
- Le Cpl Nelson, membre de la nation ojibwée, assiste à un dîner de brigade. Au dîner, un adjudant-chef l’accoste devant un groupe de collègues et lui demande d’où il est originaire. Le Cpl Nelson répond poliment qu’il est Ojibwé. L’Adjuc remarque alors qu’il a connu jadis un « autochtone » très sympathique de Colombie-Britannique. Il enchaîne en disant au Cpl Nelson que cet « autochtone » était un « bon gars », et que comme les autres, il avait tout à fait sa place au sein de l’unité.
Message perçu par le Cpl Nelson : Quand on me demande trop souvent d’où je suis originaire, je me sens comme un étranger dans mon propre pays. Quand on me parle d’autres « bons » autochtones, on me dit en fait que tant que j’imite les comportements jugés respectables par les Blancs, je peux m’intégrer à la société.
- Le Sdt Stein, un juif pratiquant, est arrivé dans sa nouvelle affectation. Il a immédiatement demandé par les moyens administratifs appropriés à avoir le droit de porter la barbe. Sa demande lui est retournée plusieurs fois pour des questions de présentation ou parce qu’il manque des « éléments de justification ». L’approbation met quatre mois à arriver. Entre-temps, il demande à l’aumônier de l’unité s’il y a un endroit où il peut faire ses prières. On lui répond qu’il y a un espace multiconfessionnel à la Base. Quand le Sdt Stein arrive sur les lieux, il se rend compte que l’espace en question a été transformé en entrepôt d’icônes religieuses et de vieux articles de cuisine. Quand il signale à l’aumônier de l’unité que l’espace n’est plus approprié, celui-ci lui présente des excuses et lui assure que cela ne se reproduira pas, mais que comme personne n’utilisait l’espace, les gens ont pensé qu’il était acceptable d’y entreposer les fournitures de leur chapelle. La semaine suivante, le Sdt Stein remarque que le problème n’a pas été réglé, et il ne retourne plus à l’espace multiconfessionnel.
Message perçu par le Sdt Stein : Ma foi et celles des autres non-chrétiens ne sont pas respectées. On me dit que si l’espace a été transformé en entrepôt, ce n’est pas la faute des gestionnaires, mais celle des autres non-chrétiens qui n’utilisent pas suffisamment l’espace pour que cela vaille la peine de le conserver dans un état respectable. Peut-être qu’ils ne l’utilisent pas justement parce que c’est un entrepôt!
- Le Capt Wan est un officier du renseignement très instruite de Toronto. Elle est à un exercice de brigade annuel. Bien que le Capt Wan n’ait jamais indiqué son origine ethnique dans quelque conversation que ce soit, un colonel remarque que s’il y a un déploiement en Corée du Nord elle sera un grand atout, car elle doit bien connaître la langue et la culture locales. Ce que le colonel ne sait pas, c’est que le Capt Wan est une Canadienne d’origine chinoise de deuxième génération!
Message perçu par le Capt Wan : On tient pour acquis que tous les gens d’apparence asiatique/extrême-orientale sont pareils. On ne me complimente pas sur les compétences
que j’ai acquises, on me complimente sur ma différence visible. On n’aurait jamais fait une telle remarque à un officier du renseignement blanc.
Pour terminer
La diversité ne réussit que si nous la considérons comme importante. Il ne s’agit pas seulement d’un paradigme juridique ou politique, mais d’une valeur humaine bien ancrée. La vraie diversité qui s’établit comme un principe organisationnel est ciblée et exige un processus de responsabilisation, sinon elle ne devient qu’une solution d’obligation. Il est facile de se taire quand on ne sait même pas qu’il y a un problème. En raison de la nature hiérarchisée de la structure militaire, on passe souvent sous silence des préoccupations légitimes de peur d’être pointé du doigt ou stigmatisé par ses pairs. Je suis convaincu que les aumôniers ont la capacité, au moyen d’un ministère proactif, d’éduquer les gens et de les sensibiliser à l’importance de créer un milieu de travail inclusif pour tous. Je suis conscient que c’est un nouveau mode de pensée pour bien des gens, mais si nous nous efforçons d’aborder le bien-être spirituel comme un élément du bien-être global, alors le sentiment d’aliénation ne pourra être ignoré, car il est fondamentalement lié à la perception qu’une personne a de sa place par rapport aux autres dans le monde.
Ouvrages cités
GAERTNER, S. L., et J. F. DOVIDIO. The aversive form of racism. Dans DOVIDIO, J. F., et S. L. GAERTNER, éd. Prejudice, discrimination, and racism, p. 61-89, San Diego (Californie), É.-U., Academic Press, 1986.
HENRY, F., et C. TATOR. The ideology of racism: ‘democratic racism’, Canadian Ethnic Studies, vol. 26, no 2, p. 1-14, 1994.
SMART RICHMAN, Laura, et Charles JONASSAINT. The Effects of Race-related Stress on Cortisol Reactivity in the Laboratory: Implications of the Duke Lacrosse Scandal, Annals of Behavioral Medicine, vol. 35, no 1, p. 105-110, 1er février 2008.
MCCONAHAY, J. B. Modern racism, ambivalence, and the Modern Racism Scale. Dans Dovidio, J. F., et S. L. GAERTNER, éd. Prejudice, discrimination, and racism, p. 91-125, San Diego (Californie), É.-U., Academic Press, 1986.
PASCOE, E. A., et L. SMART RICHMAN. Perceived discrimination and health: A meta-analytic review, Psychological Bulletin, vol. 135, no 4, p. 531-554, 2009.
SEARS D.O. Symbolic Racism. Dans KATZ P.A., et D. A. TAYLOR, éd. Eliminating Racism. Perspectives in Social Psychology (A Series of Texts and Monographs), Springer, Boston (Massachusets), 1988.
SUE, Derald. Sur Internet : <URL:https://www.psychologytoday.com/us/blog/microaggressions-in-everyday-life/201011/microaggressions-more-just-race>, 2010.
WILLIAMS, D.R., H. W. NEIGHBORS et J.S. JACKSON. Racial/ethnic discrimination and health: Findings from community studies, American Journal of Public Health, vol. 93, no 2, p. 200-208, 2003.